Droit d’auteur et intelligence artificielle : la France veut légiférer

Droit d’auteur et intelligence artificielle : la France veut légiférer

Alors que les outils d’intelligence artificielle générative bouleversent les pratiques créatives dans tous les secteurs — de la musique à la presse en passant par l’illustration — le flou juridique entourant la protection des œuvres menacées par les contenus produits par l’IA est devenu un enjeu crucial. À la lumière de ces bouleversements techniques et culturels, la ministre de la Culture, Rachida Dati, a récemment annoncé envisager une législation spécifique visant à encadrer l’usage de l’intelligence artificielle à des fins créatives, en particulier sur le terrain du droit d’auteur. Une initiative qui pourrait reconfigurer durablement la relation entre créations humaines et productions algorithmiques.

IA générative et droit d’auteur : un équilibre fragile à préserver

Des outils devenus centraux dans les processus de création

Depuis l’émergence fulgurante de modèles comme ChatGPT, Midjourney ou encore DALL·E, les plateformes d’IA générative s’imposent comme des partenaires créatifs dans de nombreux métiers. Ces intelligences artificielles, nourries par d’immenses corpus de textes, d’images, de fichiers audio ou vidéo, sont capables de produire en quelques secondes un contenu proche de ce que réaliserait un créateur humain, que cela soit un article, une bande-son, un scénario ou un tableau numérique.

Cette efficacité impressionnante soulève dès lors une question de fond : les données utilisées par ces IA — notamment celles extraites d’œuvres protégées par le droit d’auteur — respectent-elles les règles en vigueur ? L’absence de transparence sur l’origine des corpus d’entraînement et leur possible exploitation « sauvage » inquiète les artistes, les maisons d’édition, les ayants droit mais aussi les législateurs.

Un cadre juridique européen qui peine à suivre

Le droit d’auteur en France et dans l’Union européenne repose sur une idée simple mais fondamentale : une création originale appartient à son auteur, qui dispose d’un monopole d’exploitation. Or, les intelligences artificielles ne créent pas d’œuvres au sens juridique du terme, et ne peuvent être titulaires de droits d’auteur. Ce sont les concepteurs des modèles et les utilisateurs qui se trouvent au cœur de problématiques inédites. À qui appartiennent les œuvres produites par une IA ? Les créateurs des modèles doivent-ils rémunérer les artistes dont les œuvres ont servi à l’entraînement des algorithmes ? Rien n’est encore tranché à ce jour.

Le Parlement européen s’est certes saisi du sujet, notamment à travers le règlement sur l’Intelligence Artificielle (IA Act), mais celui-ci traite davantage des obligations techniques, de transparence ou de responsabilité que de la question du droit d’auteur. C’est justement ce flou que la France souhaite lever.

La volonté politique de Rachida Dati : sécuriser la propriété intellectuelle face à l’IA

Une déclaration d’intention forte lors de son intervention

Dans une interview récente accordée à la presse française, la ministre de la Culture a affirmé clairement qu’il devenait urgent de procéder à une « adaptation de notre droit d’auteur à l’ère de l’intelligence artificielle ». Cette déclaration intervient alors que de nombreux créateurs interpellent les pouvoirs publics face à ce qu’ils perçoivent comme un affaiblissement de leurs droits dans un contexte de production automatisée incontrôlée.

Rachida Dati semble prendre la mesure du problème en envisageant une législation pro-active et protectrice. Le texte en question viserait trois objectifs majeurs :

  • garantir aux artistes une rémunération équitable lorsque leurs œuvres sont utilisées dans les corpus d’apprentissage des IA
  • exiger la transparence des entreprises d’intelligence artificielle sur les données utilisées pour entraîner leurs modèles
  • éviter que les IA puissent générer des œuvres trompeuses ou usurpant l’identité créative d’auteurs identifiables

La ministre souhaite ainsi positionner la France à l’avant-garde d’une régulation technologique fondée sur la souveraineté culturelle.

Un projet de loi en préparation ?

Bien que rien ne soit formellement déposé à ce jour, l’annonce de Rachida Dati laisse entendre qu’un projet de loi pourrait être déposé dans les mois à venir. Il s’agirait d’un texte spécifique et distinct des régulations européennes, qui viendrait compléter le corpus existant en France (code de la propriété intellectuelle, loi LCAP, etc.) en intégrant les défis posés par l’automatisation des processus créatifs.

Cette démarche fait écho à des initiatives similaires aux États-Unis ou au Japon, où certains parlementaires ont déjà déposé des projets de loi concernant la rémunération des artistes « pillés » par les IA. Mais la France pourrait aller plus loin, en s’appuyant sur le principe constitutionnel de protection de la création culturelle, inscrit dans sa tradition juridique.

L’IA face au droit français : quels enjeux techniques et éthiques ?

L’absence de consentement des auteurs

Le premier problème formulé par les auteurs et artistes est l’usage non-consenti de leurs œuvres. La plupart des IA génératives ont été entraînées sur des bases de données comprenant des textes, sons, images ou vidéos issus de publications en ligne, de bibliothèques numériques ou de plateformes ouvertes. Or, de nombreux contenus ainsi absorbés ne sont pas libres de droits.

Cela contrevient au principe du consentement préalable, fondamental dans le droit d’auteur. La question d’une redevance ou d’une licence obligatoire pour les sociétés d’IA commence à faire surface, inspirée du modèle de la copie privée dans le domaine audiovisuel.

La nature des œuvres produites par l’IA

Autre point épineux : pouvons-nous considérer les productions d’IA générative comme des œuvres de l’esprit ? Le Conseil d’État rappelait en 2024 qu’une création ne peut bénéficier du droit d’auteur que si elle est l’expression de la personnalité d’un humain. Or, une IA ne dispose d’aucune « intention » créative propre. Pour autant, cela ne signifie pas que les contenus produits ne puissent être exploités commercialement — bien au contraire.

Ce vide juridique génère des situations complexes : un utilisateur de Midjourney peut-il revendiquer des droits sur l’image qu’il a générée à l’aide de prompts ? Peut-il la vendre ? Sans encadrement spécifique, ces cas se multiplient et fragilisent la chaîne de valeur artistique aussi bien que les règles habituelles de l’édition ou de la distribution.

Une transparence encore insuffisante sur les modèles IA

Une autre revendication forte du monde de la culture concerne la traçabilité des données utilisées par les IA. À l’heure actuelle, les grands modèles de langage (LLM) et les générateurs d’images ne rendent pas publiques les listes précises des œuvres ou publications qui constituent leur base d’entraînement. Or, cette opacité empêche les titulaires de droits d’identifier si leurs contenus ont été exploités.

Des mécanismes de traçabilité fondés sur des technologies comme la blockchain sont envisagés, tout comme un registre national des modèles IA répondant à des obligations de transparence. Cela appellerait à revoir la régulation du secteur de l’IA, au croisement du RGPD, de la législation sur le droit d’auteur et des obligations générales de transparence numérique.

La feuille de route en France : vers un « IA Act » culturel français ?

Vers une spécificité culturelle à la française

Rachida Dati entend défendre une vision française de la régulation de l’IA, fondée sur la protection du patrimoine culturel, l’indépendance des créateurs et une juste rémunération. Ce positionnement n’est pas isolé : il répond à une tradition française ancienne de régulation de l’édition, du cinéma ou de la musique pour préserver les modèles de financement de la création.

Dans un tel contexte, le futur encadrement législatif pourrait comprendre :

  • une « clause de transparence » imposée aux fournisseurs d’IA concernant leurs bases d’entraînement
  • un principe de rémunération obligatoire pour les ayants droit, par le biais d’une licence collective ou d’une taxe spécifique
  • un mécanisme de retrait ou d’opt-out permettant aux créateurs de faire exclure leurs œuvres des corpus d’entraînement
  • le fléchage d’une partie des revenus générés par les plateformes IA vers les fonds de soutien à la création

Ainsi, la ministre propose une troisième voie entre régulation rigide défensive et laisser-faire technologique.

Un dialogue à construire avec les acteurs technologiques

Pour que ces avancées législatives soient soutenables et applicables, un dialogue volontaire entre le gouvernement, les artistes, les sociétés de gestion collective et les plateformes technologiques sera fondamental. Google, Microsoft, OpenAI ou Midjourney devront clarifier leur position sur l’utilisation de données protégées, tandis que les créateurs organiseront leur représentation pour peser dans les négociations.

La mise en place d’une conférence nationale sur IA et culture, ou d’un conseil d’expertise indépendant rassemblant juristes, créateurs et ingénieurs, pourrait favoriser ce travail de concertation qui s’annonce complexe mais incontournable.

Quels impacts pour les éditeurs, les créateurs et les plateformes ?

Une nouvelle donne pour les ayants droit

Si une réglementation française voyait le jour, les sociétés d’ayants droit comme la SACEM, l’ADAGP ou la SCAM pourraient élargir leurs missions de collecte et redistribution à de nouveaux acteurs — les éditeurs d’IA. Elles pourraient ainsi jouer un rôle d’interface dans la collecte de redevances. Ce modèle existe déjà avec la copie privée, où des fonds issus de la vente de supports numériques sont redistribués aux auteurs et titulaires de droits.

L’innovation encadrée plutôt que bridée

Contrairement à la crainte exprimée par certains géants de la tech, la France ne vise pas à freiner l’innovation par un carcan juridique rigoureux, mais à définir un espace de confiance pour une IA éthique et respectueuse de la propriété intellectuelle. Une régulation claire permettrait d’éviter une insécurité juridique préjudiciable aux développeurs comme aux utilisateurs d’IA.

Les plateformes pourraient notamment valoriser leur conformité légale comme argument commercial et éthique, dans un marché où la confiance devient un levier compétitif.

Une opportunité de refonte du lien entre culture et technologie

Enfin, cette législation pourrait s’inscrire dans une démarche plus large qui vise à reconfigurer le rôle de la culture dans l’ère numérique. En obligeant à une intégration responsable des données culturelles dans les modèles d’IA, la France affirme que ces dernières ne peuvent être considérées comme un simple carburant gratuit. Elles ont une valeur intrinsèque et méritent d’être respectées.

Conclusion : entre protection du droit d’auteur et soutien à l’innovation

La volonté affichée par Rachida Dati d’encadrer par la loi les usages de l’intelligence artificielle dans le domaine culturel marque un tournant politique majeur. L’accélération des capacités des IA génératives appelle une réponse juridique adaptée, capable de protéger les créateurs, de garantir la transparence technologique et de sécuriser les modèles économiques de la culture face aux transformations numériques.

Si le projet de loi annoncé se concrétise, la France pourrait devenir un pays pionnier dans l’élaboration d’un droit d’auteur rénové à l’ère de l’intelligence artificielle. Un droit capable d’articuler création humaine et puissance algorithmique dans un équilibre respectueux et pérenne.

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