Alors que l’intelligence artificielle s’insinue dans tous les pans de la société, une nouvelle phase décisive semble s’ouvrir : celle de « l’extraction ». Un terme fort, mis en lumière par une récente enquête de Libération, qui interroge la nature et l’ampleur de l’exploitation des données à l’échelle mondiale. En cette fin d’année 2025, le paysage technologique est en pleine mutation. Derrière l’essor fulgurant de l’IA générative et des modèles de langage se cache une dynamique de captation massive de contenus issus d’Internet, de documents écrits, d’images et de vidéos, parfois sans le consentement des auteurs originaux. Plus que jamais, cette révolution technique soulève des questions éthiques, économiques et sociétales centrales.
L’intelligence artificielle en 2025 : une machine qui consomme tout
Les fondements de l’IA moderne : des données à l’échelle planétaire
Les modèles d’intelligence artificielle contemporains, comme GPT-4 ou ses successeurs, sont entraînés sur d’immenses corpus de textes, d’images, de sons et de vidéos disponibles en ligne. Cet entraînement, appelé « extraction de données », constitue leur carburant principal. Pour entraîner ces modèles, des entreprises technologiques ont extrait des téraoctets de contenus sur le Web, souvent sans que les créateurs originaux en soient informés ou rémunérés.
Libération révèle dans son enquête que cette opération d’extraction n’est pas seulement un processus technique, mais bien un acte industriel systématique. On assiste à une industrialisation de la captation de savoirs humains, dans ce que certains qualifient déjà de “nouvelle ruée vers l’or informationnel”. Blogs, livres, vidéos YouTube, réseaux sociaux, œuvres numérisées : tout est potentiellement aspiré, désossé, analysé, redistribué sous la forme de réponses automatisées.
Une extraction silencieuse mais globale
Cette mécanique d’aspiration de contenu ne connaît pas de frontières. Qu’il s’agisse de publications scientifiques, de tutoriels, d’articles de presse ou de bases de données ouvertes, chaque matériau est susceptible d’être intégré aux corpus d’entraînement. Le problème : dans une grande partie des cas, les auteurs n’ont ni donné leur accord ni été informés.
Le journal Libération évoque ainsi une nouvelle ère, comparable à une “exploitation massive des savoirs”. L’analogie avec l’extraction minière n’est pas anodine : tout comme le pétrole ou les minerais stratégiques, l’information est désormais considérée comme une ressource à collecter, raffiner et exploiter à des fins économiques. Cette ressource, produite par des humains, est aujourd’hui utilisée pour entraîner des intelligences artificielles de plus en plus puissantes, susceptibles de remplacer à terme ces mêmes humains dans certaines tâches.
Étendue et impacts de cette ère numérique de l’extraction
Des droits d’auteur mis au défi par l’intelligence artificielle
L’une des conséquences les plus sensibles de cette nouvelle ère, c’est le brouillage des lignes entre création et reproduction. Des géants de la tech sont aujourd’hui confrontés à une rébellion silencieuse d’artistes, d’auteurs, de journalistes, mais aussi de plateformes qui demandent davantage de régulation sur l’utilisation de leurs contenus. Plusieurs procès aux États-Unis et en Europe visent des entreprises d’IA accusées d’avoir formé leurs modèles à partir d’œuvres protégées sans licence.
Face à cette montée des contestations, certains éditeurs et groupes de presse prennent le contre-pied en verrouillant leurs contenus. D’autres réclament une forme de redevance ou de participation aux bénéfices générés par les IA entraînées sur leurs productions. Un tournant juridique s’annonce, notamment en Europe avec les futurs règlements de régulation de l’intelligence artificielle.
L’automatisation intensive : vers une désintermédiation des savoirs
Un autre effet direct de cette extraction sans fin concerne les activités humaines elles-mêmes. En reproduisant des textes, des résumés, des images ou des musiques à la volée, les IA menacent de rendre obsolètes des professions centrées sur la création. Journalistes, concepteurs-rédacteurs, traducteurs, illustrateurs, voire enseignants : tous voient déjà leurs productions concurrentes de versions automatisées gratuites et générées en quelques secondes.
Ce que Libération met en évidence, c’est cette désintermédiation brutale : l’IA de 2025 est capable de remplacer une chaîne de valeur complète, de la production à la diffusion du contenu. Dans ce contexte, les producteurs humains deviennent des extracteurs malgré eux, dépossédés du contrôle sur leurs œuvres.
Les gagnants de l’extraction : géants technologiques et IA souveraines
Une concentration alarmante du pouvoir informationnel
Derrière cette dynamique se trouvent principalement les grands acteurs du numérique : OpenAI, Google DeepMind, Anthropic, Meta, Amazon et d’autres. Ces entreprises accumulent les données, les capacités de calcul et les modèles propriétaires pour développer des systèmes toujours plus performants et fermés. Elles détiennent, en quelque sorte, les clés de l’intelligence artificielle de demain.
À travers cette maîtrise de l’extraction, elles se dotent d’un levier stratégique sur les marchés de demain : information, assistance vocale, éducation, finance, santé, armement. Tous les domaines sont susceptibles d’être transformés par leurs modèles linguistiques et décisionnels. D’où l’expression d’« impérialisme informationnel » utilisée dans certains cercles critiques de l’IA. Il ne s’agit plus seulement de maîtrise technologique, mais de pouvoir total sur la fabrication et la diffusion des connaissances collectives.
La fracture de l’IA : entre États producteurs et États utilisateurs
Une autre conséquence majeure de l’extraction est géopolitique. Certains pays produisent l’essentiel des modèles et disposent des données, tandis que d’autres les importent ou les subissent. La souveraineté numérique devient clef. L’absence de cloud souverain dans de nombreux pays, ou de modèles d’IA locaux, fragilise les économies face à l’omniprésence des GAFAM.
Des initiatives émergent pour construire des IA souveraines, nourries de corpus locaux, respectueuses du droit d’auteur et de la langue. C’est le cas de la France, de l’Allemagne, mais aussi de pays comme le Brésil ou l’Inde qui tentent de garder un certain contrôle sur leurs données et leur culture numérique.
Les résistances face à l’extraction : plateformes, auteurs et régulateurs s’organisent
Vers une protection du capital cognitif
Afin de contrer cette extraction massive, plusieurs stratégies voient le jour. D’abord, une restriction croissante des contenus à des moteurs d’analyse IA. Des plateformes comme Reddit, X (anciennement Twitter), ou YouTube cherchent désormais à monétiser l’accès à leurs archives pour les modèles de langage. On assiste à une réaffirmation de la valeur des données, qui devient une richesse stratégique à protéger.
Ensuite, les créateurs individuels s’organisent. Des artistes intègrent dans leurs images des “empreintes invisibles” qui empêchent ou ralentissent leur utilisation par les outils d’IA. D’autres proposent des licences Creative Commons spécifiques interdisant l’entraînement automatique. En France, la mise en place de chartes par certaines maisons d’édition ou fédérations professionnelles vise à protéger les contenus contre cette extraction non consentie.
La montée en puissance des régulations
Enfin, la régulation prend une place de plus en plus visible. En Europe, le règlement sur l’intelligence artificielle, dit AI Act, devrait entrer en vigueur en 2026. Il impose des obligations de transparence sur les jeux de données utilisés, obligeant les entreprises d’IA à révéler si des œuvres protégées ont été intégrées dans les entraînements. En parallèle, la question de la rémunération des créateurs est de plus en plus présente dans les négociations européennes sur le numérique.
Ces initiatives restent encore fragmentées, mais elles annoncent une recomposition du rapport de force entre producteurs humains de connaissances et exploitants technologiques massifs.
Une humanité face à l’industrialisation de ses propres savoirs
Vers quelle IA voulons-nous aller ?
Ce que soulève l’enquête relayée dans Google Actualités, c’est avant tout une interrogation sur la nature de l’intelligence que nous voulons bâtir. Faut-il continuer à bâtir des IA omniscientes issues d’une extraction illimitée ? Ou privilégier des modèles plus vertueux, transparents, encadrés, respectueux des savoirs humains ? La question est loin d’être tranchée.
Cette nouvelle ère de l’extraction est à la fois une rupture technologique et un choc culturel. Elle nous incite à repenser la place du contenu, de l’auteur et de la connaissance elle-même dans notre société. Le risque est grand de voir l’intelligence artificielle devenir une entité opaque, fondée sur des pillages silencieux, reproduisant des biais et monopolisant les circuits de production du savoir.
L’urgence d’un débat démocratique
Face à l’automatisation croissante et à la concentration du pouvoir technologique, de nombreux experts appellent à renforcer le débat public. Entre développement économique, souveraineté numérique, respect des droits et préservation de la qualité de l’information, le paysage de l’intelligence artificielle doit être réévalué collectivement.
Derrière cette “ère de l’extraction”, c’est bien une question essentielle qui est posée : qui contrôle l’intelligence en train de naître ? Et pour répondre à cet enjeu, il faudra bien plus qu’une régulation technique ou une taxe sur les données. Il faudra définir une éthique, un modèle de société, et surtout, des garde-fous face à l’exploitation invisible mais systémique des ressources cognitives humaines.
L’année 2025 apparaît ainsi comme un point de bascule. D’un côté, une intelligence artificielle toujours plus performante, dopée aux données mondiales ; de l’autre, une prise de conscience naissante sur les mécanismes d’extraction qui la nourrissent. C’est entre ces deux forces — innovation et précaution — que devra s’inscrire l’avenir de l’IA.









