En Russie, la course à l’intelligence artificielle prend une tournure singulière. L’État intensifie le développement de systèmes d’IA explicitement conçus pour refléter les valeurs et l’idéologie du pouvoir en place. Cette orientation hautement stratégique s’inscrit dans une logique de contrôle narratif et de souveraineté technologique. Mais elle soulève en retour des préoccupations majeures sur la neutralité technologique, l’usage politique des données, et l’impact de l’IA comme outil de légitimation idéologique. À la croisée de la technologie et de la géopolitique, ce phénomène place l’intelligence artificielle au cœur d’un projet de société encadré par l’État russe.
Intelligence artificielle et propagande : instruments de domination politique
Une IA développée dans un cadre strictement idéologique
Selon les dernières informations relayées par The Conversation, les autorités russes ont investi massivement dans le développement de technologies d’intelligence artificielle non universelles mais « alignées » sur une vision du monde définie par le pouvoir. Cette stratégie prévoit notamment l’entraînement d’IA sur des corpus de données soigneusement sélectionnées pour exclure les contenus jugés « hostiles » à la culture, à la politique et à l’histoire officielle prônée par le Kremlin.
Ce développement s’inscrit dans une trajectoire politique claire : construire des outils technologiques qui ne sont pas neutres mais porteurs des valeurs nationales, véhiculant une lecture idéologique conforme aux orientations gouvernementales. Le paradigme de la souveraineté algorithmique vient renforcer cette volonté d’autonomie face aux puissances occidentales dominantes du secteur, en particulier les États-Unis et la Chine.
Une réponse à la dominance culturelle de l’IA occidentale
Le modèle de développement adopté en Russie est en opposition frontale avec les grands modèles de langage occidentaux tels que ChatGPT (OpenAI), Gemini (Google DeepMind), ou Claude (Anthropic), perçus dans certains cercles politiques russes comme des outils de soft power transmis par des biais culturels et idéologiques. En créant ses propres modèles d’IA entraînés sur des données russes, Moscou entend imposer une contre-narration nationale dans un domaine aujourd’hui dominé par le secteur privé anglo-saxon.
Cette démarche rappelle les efforts de la Chine pour créer des IA conformes aux principes du Parti Communiste. Moscou semble vouloir s’en inspirer, en reconfigurant le développement des IA à des fins de contrôle social et de gouvernance narrative. L’intelligence artificielle devient alors plus qu’un progrès technologique : un outil de stabilité interne et d’affirmation géopolitique.
Enjeux stratégiques : entre souveraineté numérique et manipulation cognitive
Pourquoi un État veut-il une IA idéologiquement cadrée ?
Dans le contexte géopolitique tendu qui caractérise la Russie post-2022, disposer d’une IA « loyale », reflétant les priorités nationales, devient un enjeu de sécurité numérique. Ce type d’architecture vise à :
- Réduire la dépendance aux technologies étrangères
- Limiter l’exposition à des informations considérées comme subversives ou libérales
- Assurer la diffusion uniforme de récits politiques compatibles avec les orientations du pouvoir
Les IA occidentales, souvent formées sur des bases de données multilingues ouvertes, sont perçues comme potentiellement « contaminées » par des perspectives critiques de la Russie, voire comme des menaces pour la stabilité narrative interne. En réponse, le pays développe donc un écosystème technologique sous contrôle étatique direct, semblable à ce qui existe dans d’autres États autoritaires.
Des implications concrètes pour la société russe
L’usage de ces IA s’étendrait au-delà du secteur technologique pour influencer l’éducation, les médias publics, les interfaces utilisateur des services administratifs, voire la production de contenu audiovisuel. Une IA formée selon les discours officiels permettrait, par exemple, de générer des réponses alignées sur des récits historiques spécifiques, d’éviter les sujets sensibles ou controversés, voire de reformuler certaines réalités en termes plus « patriotiques ».
Dans cette perspective, l’IA cesse d’être un outil au service de la neutralité analytique. Elle devient un levier de gouvernance culturelle, où le modèle algorithmique est mobilisé pour renforcer une cohérence idéologique perçue comme garante de l’unité nationale.
Les coulisses technologiques de l’IA idéologisée en Russie
Des bases de données filtrées et contrôlées
L’élaboration de ces systèmes repose principalement sur la sélection rigoureuse des données d’entraînement. Contrairement aux modèles généralistes standards, les IA russes n’utilisent pas d’ensembles multilingues, ouverts et non modérés. Le corpus alimentant l’intelligence artificielle est ici soigneusement trié :
- Sites gouvernementaux et portails de communication officiels
- Textes historiques validés par les organes éducatifs de l’État
- Littérature patriotique ou culturellement valorisée
- Discours politiques légitimes en Russie
Cette construction orientée génère un modèle d’IA dont les réponses seront systématiquement alignées avec les référentiels établis par le pouvoir. L’exclusion automatique des références jugées « nuisibles » — qu’il s’agisse de discours libéraux, de sources critiques ou de travaux étrangers — permet de verrouiller les réponses dans un périmètre rhétorique censé rassurer les autorités.
Des laboratoires sous autorité étatique
Les infrastructures en charge de ces développements s’appuient sur des alliances entre grandes universités techniques russes, centres militaires de recherche et entreprises sous capitaux ou contrôle public. Le projet s’apparente plus à un programme national qu’à une simple initiative privée. Une gouvernance centralisée garantit que les choix techniques, sémantiques ou linguistiques restent alignés avec les canaux de communication de l’État.
Conséquences et perspectives : neutralité technologique menacée ?
Quelles conséquences pour les utilisateurs russes ?
Dans un environnement médiatique déjà très encadré, l’introduction d’IA idéologisées pourrait accentuer les distorsions cognitives propres aux écosystèmes fermés. Les citoyens russes pourraient interagir avec des assistants vocaux, des plateformes éducatives ou des algorithmes de recommandation qui affichent une vision du monde limitée. Cela créerait une chambre d’écho algorithmique où le débat critique se retrouve mécaniquement imposé hors-cadre.
Cette dynamique soulève aussi des questions sur le consentement : un utilisateur sera-t-il informé que les réponses de l’IA sont filtrées ? Une transparence sur le cadre idéologique est-elle envisageable ? D’autant que, dans un contexte d’intégration croissante de l’IA dans les services publics et éducatifs, l’influence idéologique pourrait devenir structurelle, imperceptible, mais continue.
Un précédent préoccupant dans l’usage gouvernemental de l’IA
L’intelligence artificielle idéologisée s’apparente à un nouveau type d’ingénierie sociale. Elle mêle les sciences de la donnée, la psychologie comportementale et les récits politiques dans une logique systémique. Cela pose la question fondamentale de la neutralité des technologies dites « intelligentes » et rappelle que toute IA est le reflet de ses données sources et de ses objectifs de conception.
L’initiative russe pourrait d’ailleurs inspirer d’autres régimes autoritaires, soucieux de filtrer le numérique national. De la Turquie à l’Iran, en passant par certaines tendances observées en Hongrie, les tentatives de contrôler l’intelligence artificielle sous prétexte de souveraineté culturelle pourraient se multiplier.
Conclusion : l’IA, outil de souveraineté ou de propagande ?
Ce que révèle l’exemple russe est une nouvelle mutation de l’intelligence artificielle : celle d’un outil technologique façonné pour servir une finalité idéologique assumée. Loin d’une utopie de neutralité, cette IA matérialise la volonté d’un État de verrouiller les récits, de renforcer la cohésion identitaire par la technologie, et de se prémunir des influences extérieures sur le plan cognitif.
À l’heure où les démocraties débattent de l’éthique des algorithmes, l’approche russe souligne que l’IA n’est pas seulement technique. Elle est aussi, et peut-être surtout, politique. Modifier les données, c’est orienter la pensée ; filtrer les réponses, c’est redéfinir le savoir disponible. Face à cette nouvelle réalité, la question ne sera plus seulement de développer des IA performantes, mais de se demander au service de qui, et de quelle vision du monde, elles fonctionnent.









