Alors que les capacités de l’intelligence artificielle générative explosent et transforment des pans entiers de la création artistique, un nouveau chantier s’ouvre du côté des législateurs français. Rachida Dati, ministre de la Culture, a récemment annoncé envisager une loi spécifique pour encadrer juridiquement le rapport entre intelligence artificielle (IA) et droit d’auteur. Cette initiative, révélée dans un entretien publié par Le Monde, intervient dans un contexte d’inquiétudes croissantes des créateurs, auteurs et industries culturelles, face à un vide juridique alimenté par l’automatisation massive des contenus.
Vers une loi sur l’intelligence artificielle et le droit d’auteur : une réponse politique à un vide juridique
Depuis plusieurs mois, la montée en puissance d’outils génératifs basés sur l’intelligence artificielle — comme ChatGPT, Midjourney ou Stable Diffusion — entraîne une vague de réflexions sur la protection de la propriété intellectuelle. Les œuvres générées par IA se fondent souvent, sans licence ni crédit, sur des corpus créatifs existants. Plusieurs artistes et auteurs voient ainsi leurs créations utilisées indirectement pour alimenter des systèmes automatisés qui peuvent ensuite produire des œuvres similaires — voire concurrentes.
Rachida Dati, qui a pris récemment les rênes du ministère de la Culture, a affirmé que son administration travaillait à « un projet de loi » visant à mieux protéger les auteurs contre les dérives de l’IA générative. Bien qu’aucun calendrier législatif précis n’ait été dévoilé, la ministre a fait part de son intention claire : traduire ces problématiques complexes dans un texte juridique à la hauteur des enjeux, tout en concertation avec l’écosystème culturel.
Des outils d’IA entraînés sur des œuvres sans consentement : cœur du problème juridique
Le problème fondamental auquel fait face la régulation du droit d’auteur à l’ère de l’IA réside dans le processus d’entraînement des modèles. Ces modèles, souvent conçus par de grandes entreprises tech, sont formés à partir de bases de données colossales contenant œuvres littéraires, visuelles, musicales et autres contenus. Or, ces œuvres sont fréquemment intégrées sans l’accord explicite des ayants droit. Le flou autour de cette pratique soulève la question suivante : l’apprentissage automatique constitue-t-il une utilisation illicite d’une œuvre protégée ?
Si dans certains pays — comme les États-Unis — une partie de la jurisprudence semble tolérer certaines formes de data mining à des fins d’analyse ou d’entraînement, l’approche européenne demeure plus stricte. En France, la création artistique bénéficie historiquement d’une forte protection par le droit d’auteur, rendant le sujet d’autant plus sensible au regard des professionnels du secteur culturel.
Une mobilisation croissante du secteur culturel face à l’essor des contenus IA
La prise de position de Rachida Dati intervient dans un climat de tension palpable. Ces derniers mois, plusieurs syndicats d’auteurs et d’artistes, dont la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) ou la SCAM (Société Civile des Auteurs Multimédia), ont alerté les pouvoirs publics sur l’urgence d’agir face à l’intelligence artificielle. À cela s’ajoutent des grèves historiques comme celle des scénaristes américains (WGA), qui avaient directement cité les outils d’IA comme menace à leur métier.
La mobilisation s’appuie notamment sur deux revendications clés :
- La transparence sur les bases d’entraînement des modèles IA : qui a été utilisé, dans quelles conditions, et avec quel encadrement ?
- La compensation économique pour les créations exploitées à des fins machine learning, notamment via un mécanisme de licence obligatoire ou de redevance.
Rachida Dati souhaite inscrire ce débat dans un cadre européen, en phase avec la législation sur l’IA actuellement en discussion à Bruxelles. Elle rappelle qu’il faut éviter que l’Europe ne devienne « la colonie de données » des géants technologiques.
Des contentieux déjà en cours à l’international
Dans plusieurs pays, des procédures juridiques sont déjà en cours contre des développeurs d’IA. Aux États-Unis, des auteurs de bandes dessinées, des écrivains ou encore des musiciens ont attaqué des entreprises telles que Stability AI ou OpenAI pour infractions au copyright. Même si les tribunaux n’ont pas encore tranché clairement sur ces affaires, ils annoncent une jurisprudence potentiellement historique pour la décennie à venir.
La France, en tant que place forte de la création et du droit d’auteur, veut prendre position dès maintenant. Pour Dati, attendre serait perdre du terrain face à des modèles déjà largement déployés, qui peuvent bouleverser les chaînes de création et de distribution.
Réglementer sans freiner l’innovation : un équilibre délicat à atteindre
Une des préoccupations majeures dans l’élaboration de cette future loi réside dans la capacité de la France à réguler sans entraver l’innovation technologique. L’intelligence artificielle ne se limite pas à générer des œuvres, elle permet aussi d’assister les créateurs, de faciliter la traduction, le montage, la post-production ou encore la scénarisation. Une réglementation trop rigide risquerait ainsi d’étouffer ces usages hybrides bénéfiques.
Le défi est de taille : comment distinguer des œuvres pleinement créées par IA — et potentiellement en concurrence directe avec l’humain — d’un travail collaboratif ou augmentatif entre l’auteur et la machine ? Rachida Dati l’a bien compris, déclarant vouloir « adopter une approche équilibrée où l’accompagnement primerait sur l’interdiction ».
Des pistes de régulation déjà évoquées
Parmi les options envisagées dans les discussions préliminaires menées par les services de la Culture, plusieurs pistes juridiques circulent :
- Obligation de déclarer les matériaux sous droits utilisés pour l’entraînement de modèles IA
- Création d’une redevance IA similaire à la copie privée
- Statut des œuvres générées automatiquement sans intervention humaine significative
- Certification des modèles respectueux de la propriété intellectuelle
Ces propositions font écho à certaines orientations de l’Artificial Intelligence Act que l’Union européenne est en train de finaliser. Ce règlement pourrait justement créer des obligations de transparence et de traçabilité, notamment dans le volet des systèmes d’IA à haut risque. La France tente donc d’arrimer sa future loi à cette dynamique européenne.
Une future législation issue de la concertation du terrain
Rachida Dati a insisté sur son intention de co-construire ce texte législatif avec les acteurs du secteur culturel. Des groupes de travail sont appelés à être réunis avec des représentants d’auteurs, de juristes, de maisons d’édition, d’ayants droit et de startups spécialisées dans l’IA. Objectif : bâtir un texte qui tienne compte à la fois des préoccupations professionnelles et des réalités techniques de l’IA.
La ministre a par ailleurs affirmé que le ministère « doit rester un refuge pour les créateurs » à l’heure où les usages numériques s’imposent dans quasiment tous les secteurs artistiques. Elle place également sur la table la question de l’éducation au numérique et à l’intelligence artificielle à destination des artistes, afin qu’ils puissent comprendre les opportunités comme les menaces de ces technologies.
Quels domaines sont les plus touchés aujourd’hui ?
L’inquiétude est particulièrement vive dans les industries suivantes :
- L’illustration et la bande dessinée : des milliers d’images existantes sont absorbées par des générateurs capables de créer en quelques secondes des dessins à la manière d’artistes connus.
- L’écriture : des plateformes automatisées peuvent produire synopsis, articles ou essais sur modèle d’ouvrages précédents.
- La musique : les IA peuvent reproduire le style d’un compositeur ou simuler la voix d’un chanteur sans autorisation.
Ces pratiques posent des problèmes à la fois éthiques, économiques et juridiques, en court-circuitant potentiellement la rémunération des auteurs ou en induisant le public en erreur sur la nature humaine ou non de l’œuvre.
Les prochains mois : vers une accélération réglementaire ?
La volonté politique affichée par Rachida Dati marque une étape stratégique dans l’affirmation de la souveraineté culturelle française à l’ère des mégadonnées et de l’intelligence artificielle. Bien qu’encore à l’état d’annonce, l’ambition d’une future loi crée de nombreuses attentes du côté des ayants droit mais aussi des innovateurs, qui craignent une régulation trop restrictive si elle n’est pas équilibrée.
En parallèle, l’Europe continue d’avancer avec l’AI Act, qui devrait être finalisé au début de l’année 2026. La France souhaite que sa propre initiative s’intègre dans cette dynamique supranationale, tout en réaffirmant la spécificité culturelle française face aux standards anglo-saxons plus permissifs.
Quel impact potentiel pour les entreprises technologiques ?
Si cette future loi aboutit, elle pourrait imposer aux plateformes IA déployées en France ou entraînées sur des données françaises un ensemble de contraintes nouvelles. Il pourrait s’agir d’un système de déclaration, de licences reversées aux ayants droit, ou encore de mécanismes de régulation algorithmique surveillés par le CSA ou la CNIL. Cela rebattrait durablement les cartes de la croissance en France des géants du numérique et de leurs filiales d’IA.
Cette perspective n’est pas sans rappeler les combats autour des droits voisins menés ces dernières années entre les éditeurs de presse et Google News. Mais cette fois-ci, l’enjeu est plus vaste encore : il touche le fondement de la création originale dans l’ère de l’automatisation.
Conclusion : un tournant législatif décisif pour la création à l’ère de l’IA générative
À travers son annonce d’un texte législatif en préparation sur l’IA et le droit d’auteur, Rachida Dati ouvre un chapitre clé de l’adaptation du droit aux évolutions technologiques majeures. Elle met la lumière sur des enjeux fondamentaux : respect des droits des créateurs, encadrement des modèles IA, et équilibre entre innovation et protection culturelle.
Si les contours précis de cette future loi restent à définir, son orientation — fondée sur la concertation, l’encadrement et l’harmonisation européenne — annonce une transformation de fond dans les rapports entre création humaine et intelligence artificielle. Le défi sera désormais de traduire cette ambition en règles claires, applicables et adaptées à la rapidité de l’évolution technologique.









