Alors que Google déploie à vitesse grand V ses nouvelles fonctionnalités d’intelligence artificielle générative à travers toute l’Europe, une grande absente retient l’attention : la France. Depuis quelques jours, de nombreux utilisateurs européens rapportent l’apparition du tant attendu « Mode IA » dans leur moteur de recherche, une interface repensée propulsée par l’IA, intégrant des résumés, des réponses conversationnelles et un accompagnement plus contextualisé. Mais en France, ces avancées demeurent invisibles. Une situation qui soulève de nombreuses interrogations, tant sur le plan réglementaire que stratégique, alors même que la bataille autour de l’intelligence artificielle entre GAFAM et institutions européennes atteint un paroxysme.
Déploiement de l’IA dans la recherche Google en Europe : une France hors-jeu
Le lancement progressif du « Mode IA » dans les pays européens
Le début du mois d’octobre 2025 marque une accélération significative des ambitions de Google dans le domaine de l’intelligence artificielle appliquée à la recherche. L’entreprise de Mountain View a commencé à activer son « AI Mode » (Mode IA) dans plusieurs pays d’Europe, notamment l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie ou encore les Pays-Bas.
Ce nouveau mode transforme radicalement l’expérience utilisateur sur le moteur de recherche, en intégrant les avancées de Gemini (anciennement Bard) et des technologies issues du Large Language Model de Google. Concrètement, ce Mode IA propose dès la première page de résultats :
- des résumés intelligents en haut des recherches, générés par IA,
- des réponses interactives présentées sous forme conversationnelle,
- des liens approfondis, sélectionnés en fonction de l’intention utilisateur,
- et une interface plus visuelle et guidée, facilitant découvertes et approfondissements.
En d’autres termes, Google transforme son moteur de recherche classique dans une interface semi-assistée, plus proactive et contextuelle, capable d’expliquer, résumer et proposer, avant même que l’utilisateur ait cliqué. Une véritable révolution de fond pour les usages numériques quotidiens.
La France exclue de ce lancement : un cas unique
Alors que ce Mode IA devient disponible dans la quasi-totalité des pays membres de l’Union européenne, la France reste à l’écart. À ce jour, aucune activation du service n’est disponible pour les utilisateurs français, ni sur desktop ni sur mobile, tant sur Google Search que sur Google Chrome.
Cette absence a été confirmée par de nombreux médias spécialisés, comme Numerama, PhonAndroid, Frandroid ou encore Les Échos, qui ont relevé l’incohérence entre les promesses européennes d’accès et cette exception française. Même les utilisateurs utilisant des VPN européens pour tester le service depuis la France ne parviennent pas à forcer l’accès au Mode IA.
Face à cette situation, une question s’impose : pourquoi ce déploiement massif exclut-il la France alors qu’elle est pourtant l’un des marchés numériques les plus matures d’Europe ?
Des motifs réglementaires au cœur du blocage en France
Le Digital Markets Act (DMA) et les obligations de conformité
Selon les révélations du Monde et de Les Echos, cette mise à l’écart de la France — et plus largement de certains services IA dans d’autres pays européens — trouve son origine dans le cadre légal du Digital Markets Act (DMA), entré pleinement en application en 2025.
Le DMA vise à encadrer les pratiques des grandes entreprises technologiques — surnommées les « gatekeepers » — afin de rétablir des conditions de concurrence équitable dans les services numériques. Google en fait naturellement partie, aux côtés d’Apple, Amazon, Meta ou encore Microsoft.
Or, selon ce règlement européen, chaque nouvelle fonctionnalité majeure ou interopérable que ces « gatekeepers » souhaitent proposer doit faire l’objet d’une notification préalable à la Commission européenne, et d’éventuelles adaptations techniques pour garantir la conformité avec les droits en vigueur. En l’occurrence, le Mode IA de Google pourrait empiéter sur plusieurs points critiques, comme :
- l’auto-préférence, en mettant en avant ses propres réponses générées,
- l’interopérabilité avec des contenus tiers sans demander d’accord,
- la transparence algorithmique insuffisante vis-à-vis des sources.
Ce processus de validation préalable expliquerait donc pourquoi Google a préféré retarder, voire suspendre de manière temporaire, le lancement du Mode IA dans certains pays à la régulation plus stricte ou au contentieux en cours, comme la France.
La CNIL et la question des données utilisées
En complément du DMA, c’est aussi du côté de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) que le dossier se corse. En France, Google reste sous surveillance renforcée quant à l’utilisation des données personnelles à des fins d’entraînement d’IA, notamment via son modèle Gemini.
Les fonctionnalités du Mode IA supposent, en effet, une capacité de traitement étendue de la recherche, du comportement utilisateur et un lien avec les données contextuelles (localisation, préférences, historique…) — toutes soumises à des règles strictes dans le RGPD renforcé par les positions françaises.
À ce stade, aucun accord formel ou feu vert de la CNIL ne semble avoir été donné, ce qui freinerait légitimement le déploiement de ces fonctionnalités potentiellement jugées « invasives » ou imprécises.
Un climat de tension entre Big Tech et régulateurs européens
« Une partie de poker réglementaire » selon Les Échos
Derrière cette situation, plusieurs analystes évoquent un bras de fer plus large entre les géants américains de la tech et les autorités européennes. Le journal Les Échos parle d’une véritable « partie de poker » engagée entre les Big Tech et Bruxelles, où chacun avance ses pions avec prudence.
Google, Apple ou encore Amazon ajustent leurs lancements pour éviter toute infraction potentielle pouvant être sanctionnée par des amendes représentant jusqu’à 10 % de leur chiffre d’affaires mondial. En conséquence, certaines fonctionnalités IA — aussi populaires soient-elles — sont suspendues dans les pays où la pression réglementaire semble la plus élevée ou la plus complexe à satisfaire.
En France, cette situation se cristallise davantage car les autorités ont montré à plusieurs reprises leur fermeté concernant le traitement algorithmique automatisé. Récemment encore, la CNIL rappelait les principes « d’explicabilité » et de « finalité définie » comme obligations non négociables pour le traitement de données personnelles. Une approche plus protectrice que dans d’autres États européens.
Une différence de stratégie avec les États-Unis
Aux États-Unis, Google a pu lancer très tôt et plus librement ses innovations IA. Dès 2023, les fonctions Search Generative Experience (SGE) ont été expérimentées sur une large base d’utilisateurs. En 2025, Gemini s’intègre même aux produits G Suite (Docs, Gmail, Calendar…), tandis que l’Assistant vocal Google Assistant est entièrement revitalisé avec Gemini 2.0.
L’Europe, et la France en particulier, évoluent dans une logique fondamentalement différente, celle de la prévention des abus technologiques avant même qu’ils ne soient massivement adoptés. Ce choix se justifie par des préoccupations liées à la confiance numérique, la souveraineté des données et la lutte contre les biais.
Des conséquences importantes pour les utilisateurs et éditeurs français
Des utilisateurs français freinés dans leur accès à l’innovation
Pour les utilisateurs français, la non-disponibilité actuelle du Mode IA représente une frustration flagrante. D’abord parce que la promesse de gain de temps, de productivité et d’enrichissement des résultats est concrète dans les pays voisins. Ensuite car, dans un contexte professionnel ou universitaire, les outils d’IA de Google optimisent drastiquement la recherche documentaire, la compréhension des sujets ou la synthèse rapide de concepts complexes.
Ce retard pénalise ainsi non seulement les particuliers, mais aussi les professionnels du marketing digital, du SEO, de l’éducation ou de la recherche, qui observent ces évolutions majeures sans pouvoir les exploiter localement. Certains d’entre eux contournent déjà les restrictions via VPN, mais cette solution n’est ni stable, ni acceptable à grande échelle.
Une menace indirecte pour les éditeurs de contenu français
Un autre impact indirect, souvent négligé, réside dans la nouvelle logique de présentation des résultats IA. Là où Google commence à proposer des réponses complètes « on-platform », les clics sur les résultats organiques diminuent fortement (un phénomène déjà observé aux États-Unis).
Cette transformation fragilise potentiellement les éditeurs de presse et producteurs de contenu, surtout si la visibilité de leurs sites dépend du référencement naturel (SEO). Or, en gardant la France à l’écart du Mode IA pour l’instant, Google évite paradoxalement une crise supplémentaire avec les médias français — déjà très critiques sur ses modèles de rémunération de contenus utilisés dans les IA.
Peut-on espérer voir le Mode IA débarquer bientôt en France ?
Une fenêtre d’évaluation, pas une exclusion définitive
Malgré l’absence actuelle du service en France, toutes les sources convergent vers le fait que cette situation est temporaire, liée à des ajustements réglementaires en cours. Google n’a pas expressément renoncé au marché français, bien au contraire.
Des discussions seraient en cours avec la Commission européenne mais également directement avec la CNIL et d’autres organismes français pour trouver un compromis. Il est probable que le lancement suive un schéma progressif ou expérimental comme cela avait été observé pour Bard puis Gemini en France en 2023-2024.
Il se pourrait également que Google propose une version moins personnalisée, ou limitée du Mode IA, respectant mieux les exigences locales, quitte à offrir une expérience plus modérée comparée aux autres pays européens.
Apple confrontée à des défis similaires
Google n’est pas le seul acteur concerné par les freins réglementaires français. Apple, de son côté, aurait également différé ou contourné certains lancements basés sur l’IA ou sur Safari, en raison des mêmes contraintes liées au DMA et aux demandes de transparence algorithmique et interopérabilité exigée par la Commission.
La France, en se positionnant en fer de lance de ces exigences, exerce donc une influence directe sur les stratégies des grands groupes, souvent poussés à réévaluer leurs priorités de déploiement dans l’Union européenne.
Une Europe à deux vitesses face à l’intelligence artificielle générative
Fragmentation du marché et risques d’iniquité technologique
Ce différentiel de traitement entre les pays européens provoque, de facto, une Europe numérique à deux vitesses. D’un côté, les utilisateurs d’Allemagne, de Suède, ou d’Espagne peuvent déjà commencer à interagir avec une IA intégrée au moteur de recherche, s’y habituer et en valoriser les bénéfices. De l’autre, des pays comme la France restent à l’écart, du moins temporairement.
Sur le moyen terme, ce déséquilibre pourrait :
- générer un retard d’adoption des outils IA auprès du grand public,
- frustrer la compétitivité de certaines industries intensives en R&D,
- et renforcer la dépendance d’autres canaux IA moins régulés (comme OpenAI et ChatGPT).
Il s’agit là d’un enjeu stratégique majeur pour la souveraineté numérique européenne, qui devra conjuguer innovation technologique et protection réglementaire — sans étouffer l’un au nom de l’autre.
Conclusion : Règlementation contre innovation — un fragile équilibre
Le blocage temporaire du Mode IA de Google en France cristallise un dilemme réglementaire de fond : comment encadrer l’usage massif de l’intelligence artificielle tout en permettant aux citoyens européens d’en bénéficier pleinement ? La réponse, complexe, nécessite des négociations entre autorités de régulation, géants technologiques et représentants civils.
Si la prudence réglementaire française est légitime sur le plan éthique et sociétal, elle soulève aussi des risques de décrochage technologique face à des marchés voisins plus ouverts ou plus rapides. Dans un monde où l’IA générative devient le nouveau paradigme de l’interaction numérique, il sera crucial pour la France de trouver rapidement un point d’équilibre pour que régulation ne signifie pas exclusion.
Dans l’attente, utilisateurs et professionnels français observeront avec attention les prochaines annonces de Google, en espérant que le Mode IA se déploie enfin — de manière conforme, mais surtout équitable.