Alors que l’intelligence artificielle transforme profondément les dynamiques économiques et géopolitiques, une déclaration récente du directeur d’OpenAI suscite un vif débat : selon lui, les gouvernements devraient bâtir leur propre infrastructure dédiée à l’IA. Dans un contexte où les grandes entreprises privées dominent largement cet écosystème technologique, cette suggestion remet en question la dépendance des États vis-à-vis des géants du secteur, et ouvre la voie à une réappropriation stratégique des outils numériques. Décryptons les implications de cette prise de position qui pourrait bien redéfinir l’équilibre des forces dans l’univers de l’intelligence artificielle.
Pourquoi OpenAI invite les États à développer leur propre infrastructure d’intelligence artificielle
Une réponse aux enjeux de souveraineté technologique et de sécurité nationale
Dans un monde où les algorithmes et les données façonnent les décisions politiques, économiques et militaires, le développement d’une infrastructure nationale dédiée à l’IA devient un impératif stratégique. Sam Altman, PDG d’OpenAI, soulève un point essentiel : la nécessité pour les États de ne plus dépendre uniquement des infrastructures développées par des entités privées, qu’elles soient américaines, chinoises ou autres.
Cette proposition prend tout son sens face aux risques liés à la concentration de la puissance computationnelle dans les mains de quelques entreprises. À mesure que l’IA s’impose dans des secteurs sensibles — santé, défense, énergie, finance — les gouvernements doivent garantir l’indépendance, la confidentialité et la résilience des systèmes qu’ils utilisent. Une infrastructure souveraine faciliterait ce contrôle, en particulier sur des questions clés telles que :
- La protection des données nationales
- La transparence des modèles utilisés
- L’alignement éthique des systèmes d’IA avec les valeurs locales
- La sécurisation contre les ingérences étrangères ou les erreurs systémiques
Limiter la dépendance aux GAFAM et autres géants de l’IA
Une des causes profondes de cette suggestion repose aussi sur une logique d’indépendance technologique. Aujourd’hui, la majorité des ressources utilisées pour construire et déployer des modèles d’intelligence artificielle à grande échelle — comme ChatGPT, Gemini ou Claude — dépendent d’infrastructures détenues par Microsoft (Azure), Google (TPU via GCP) ou Amazon (AWS). Cela pose une question cruciale pour la souveraineté numérique des États : peut-on déléguer au secteur privé, essentiellement américain, l’accès à une technologie aussi structurante que l’IA ?
Construire une infrastructure publique permettrait aux pays de reprendre la main et d’éviter d’être à la merci des décisions commerciales des grandes plateformes technologiques. En cas de restrictions ou d’embargos, avoir une IA maison, hébergée sur une infrastructure locale, peut devenir une nécessité stratégique.
Des infrastructures IA nationales : un chantier colossal aux multiples dimensions
Infrastructure matérielle : data centers et puissance de calcul
Développer une infrastructure d’IA nationale nécessite d’abord d’investir massivement dans le hardware. Les modèles d’IA de nouvelle génération, notamment les LLM (Large Language Models), sont extrêmement gourmands en puissance de calcul. Cela suppose :
- La construction ou la modernisation de centres de données à hautes performances
- L’acquisition de processeurs spécialisés (GPU, TPU, FPGA) capables de supporter des entraînements complexes
- L’approvisionnement énergétique sécurisé et durable (énergies renouvelables, rejets thermiques limités)
Des pays comme la France ont déjà initié des projets similaires : le supercalculateur Jean Zay, hébergé au sein du GENCI, est utilisé pour l’entraînement de modèles d’IA open source. Toutefois, généraliser ce type d’infrastructure à l’échelle d’un pays impose des investissements de plusieurs centaines de millions, voire milliards d’euros.
Infrastructure logicielle : vers des modèles publics et éthiques
Au-delà du matériel, une infrastructure nationale implique le développement de modèles linguistiques, visuels ou multimodaux entraînés avec des jeux de données représentatifs des réalités locales. L’idée est de construire une alternative durable aux produits commerciaux tels que GPT-4, Bard ou Claude, en garantissant :
- La maîtrise des biais algorithmiques
- L’adaptation linguistique et culturelle spécifique à chaque pays
- L’intégration de garde-fous éthiques régulés démocratiquement
- Une transparence sur les bases de données utilisées pour l’entraînement
Plusieurs consortia publics-académiques comme BLOOM (créé par Hugging Face et le CNRS) illustrent déjà comment une IA peut être co-développée au sein d’un cadre ouvert, responsable et partagé. Les États pourraient s’en inspirer pour bâtir une IA nationale conforme à leurs priorités morales et sociales.
L’Europe et la France : vers un réveil stratégique autour de l’infrastructure IA
Des investissements publics en hausse, mais encore très fragmentés
Face aux avertissements du PDG d’OpenAI, certains pays européens semblent vouloir rattraper leur retard. La France, l’Allemagne ou encore la Suède ont annoncé des plans de soutien à leurs écosystèmes IA. Le lancement de la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle, financée à hauteur de 1,5 milliard d’euros par le gouvernement français, est une première initiative structurante. Elle prévoit notamment :
- Le financement des instituts 3IA (Toulouse, Côte d’Azur, etc.)
- Le développement de plateformes de données et de cloud souverain (OVH, Scaleway)
- L’accompagnement des startups DeepTech spécialisées en IA
Néanmoins, ces efforts restent dispersés, et souvent insuffisants pour rivaliser avec la dynamique d’investissement des États-Unis ou de la Chine, dont les budgets annuels pour le calcul intensif dépassent souvent les 10 milliards de dollars.
Vers des alliances public-privé à la française ?
La vision de Sam Altman n’exclut pas les partenariats : au contraire, il évoque une mutualisation des efforts entre gouvernements et entreprises. Dans ce cadre, la France pourrait capitaliser sur ses atouts : un vivier de chercheurs mondialement reconnus, une scène IA start-up dynamique, et des champions technologiques comme Thales, Dassault Systèmes ou Atos.
Des coopérations public-privé renforcées permettraient de développer des modèles puissants mais alignés avec les principes éthiques européens, en s’appuyant sur un cloud souverain et des infrastructures certifiées.
Quelles conséquences possibles à moyen terme ?
Redécoupage numérique du monde : vers des IA géopolitiques
À travers cette prise de parole, Sam Altman entrevoit probablement une évolution du paysage mondial de l’intelligence artificielle en blocs géotech : un paysage où chaque État ou région disposerait de sa propre infrastructure souveraine, à l’image d’une dissuasion nucléaire numérique. Cela pourrait engendrer :
- Une montée des protections réglementaires (écosystèmes fermés, limitation de l’export de modèles)
- Une standardisation législative (cadrage européen, IA Act, etc.)
- Des dynamiques de compétition à l’innovation, mais aussi des risques de fragmentation globale de l’IA
Impact sur les marchés et les usages professionnels
Dans le monde économique, une infrastructure nationale pourrait accélérer la démocratisation de l’IA auprès des PME et des services publics. En favorisant des offres locales, développées et hébergées en France ou en Europe, les entreprises pourraient intégrer plus facilement ces technologies sans céder leurs données à des serveurs étrangers.
De nouveaux acteurs, incubés dans un écosystème local et favorisés par les pouvoirs publics, pourraient émerger pour répondre à des besoins spécifiques, comme :
- L’entraînement de modèles IA dans le domaine du droit, de la santé ou de l’enseignement
- La traduction automatique multilingue adaptée aux dialectes locaux
- L’intégration d’assistants IA dans les services publics (CAF, impôts, ANTS, etc.)
Que cache la sortie d’Altman ? Analyse stratégique du discours
La recommandation de Sam Altman interpelle par sa nature presque paradoxale : un entrepreneur à la tête de l’une des entreprises les plus influentes du secteur incite les États à s’émanciper du modèle qu’il illustre. Ce discours peut être lu de deux façons :
- Comme une posture sincère, visant à alerter contre la concentration de pouvoir et à encourager une meilleure gouvernance démocratique de l’IA.
- Comme une manœuvre stratégique pour inciter les gouvernements à investir massivement… dans l’infrastructure d’OpenAI et ses partenaires cloud (Microsoft notamment).
Dans les deux cas, cette déclaration marque un tournant dans le rapport entre IA et gouvernance publique. Elle soulève également des questions cruciales : le numérique sera-t-il toujours le domaine exclusif des entreprises privées, ou faut-il désormais envisager une forme de service public de l’intelligence artificielle ?
Conclusion : vers une nouvelle ère d’indépendance numérique pour les nations ?
L’appel lancé par le patron d’OpenAI trouve un écho croissant à travers le monde. Dans un contexte d’accélération technologique sans précédent, les États se trouvent face à des choix décisifs : céder définitivement le contrôle de l’IA aux entreprises, ou reprendre l’initiative en bâtissant des infrastructures souveraines, puissantes et éthiquement alignées. Si la route est semée d’embûches, les enjeux le justifient largement. L’intelligence artificielle, cœur battant de l’économie contemporaine, n’est plus seulement une affaire de technologie : elle devient un enjeu de démocratie, de souveraineté et de résilience nationale.









