La domination de Nvidia dans le domaine des processeurs dédiés à l’intelligence artificielle commence à être ébranlée. Si la trajectoire fulgurante de l’entreprise californienne a longtemps laissé peu de place à la concurrence, un mouvement discret mais significatif se dessine aujourd’hui chez d’autres acteurs majeurs de la tech. AMD, Google et Qualcomm affûtent leurs armes pour se positionner sur un marché stratégique, catalysé par des besoins croissants en puissance de calcul et des applications IA toujours plus diversifiées. Une évolution qui, bien que lente, annonce une recomposition potentielle du paysage des semi-conducteurs pour l’intelligence artificielle à moyen terme.
La suprématie de Nvidia sur les GPU pour l’intelligence artificielle
Un monopole solidement établi dans les datacenters et les modèles fondationnels
Depuis plusieurs années, Nvidia s’est imposé comme l’acteur numéro un dans les puces d’accélération IA, en particulier les GPU (processeurs graphiques) utilisés massivement dans les centres de données et pour exécuter des modèles de langage de grande taille (LLM) comme ChatGPT, Claude ou Gemini. Son architecture CUDA, couplée à ses GPU performants comme les séries A100 et H100, lui a permis de creuser l’écart avec ses concurrents dans les segments clé du calcul intensif appliqué à l’IA.
Dans les grands modèles génératifs, les infrastructures cloud privilégient massivement les cartes Nvidia. L’écosystème logiciel, les bibliothèques optimisées et la compatibilité CUDA forment une barrière à l’entrée difficile à franchir même pour les autres géants.
Un contexte favorable : explosion de l’IA générative
L’essor très rapide de l’intelligence artificielle générative depuis fin 2022 a fortement accru la demande pour les puces Nvidia. En 2024, les tensions sur l’approvisionnement en GPU ont révélé une dépendance critique, provoquant une ruée vers les capacités de Nvidia. Cette situation de quasi-monopole a renforcé son emprise, mais a aussi stimulé la volonté pour des alternatives plus ouvertes ou spécialisées.
Pourquoi AMD, Google et Qualcomm intensifient leurs efforts dans les puces IA
AMD : une montée en puissance progressive sur le terrain des GPU IA
AMD n’est pas un nouvel entrant, mais le groupe a longtemps été considéré en retrait dans les usages IA lourds. Toutefois, AMD a lancé en 2023 et 2024 des séries GPU MI250 puis MI300X spécifiquement pensées pour les tâches d’IA. Ces puces peuvent désormais concurrencer certaines cartes Nvidia, notamment grâce à une meilleure gestion du passage à l’échelle dans les environnements cloud.
Lisa Su, PDG d’AMD, affiche des ambitions claires : prendre 10 % du marché face à Nvidia d’ici deux à trois ans. Pour cela, AMD s’appuie sur des partenariats clés, notamment avec Microsoft Azure, qui propose désormais des clusters alimentés par des GPU AMD pour l’entraînement et l’inférence de modèles IA. Toutefois, la pénétration reste encore limitée comparée à Nvidia et les outils logiciels équivalents à CUDA (comme ROCm) manquent encore de maturité.
Google : une stratégie d’intégration verticale avec les TPU
Google a été l’un des précurseurs en matière de puces spécialisées pour l’IA, avec l’introduction des TPU (Tensor Processing Units) dès 2015. Ces puces, désormais dans leur cinquième génération, sont conçues sur-mesure pour faire tourner les grands modèles de Google et réduire la dépendance aux GPU Nvidia.
Le géant de Mountain View a récemment réaffirmé sa stratégie d’internalisation : ses modèles comme Gemini et Bard reposent fortement sur des TPU maison. En parallèle, Google Cloud propose aussi ses TPU à ses clients à travers ses services IA dans le cloud. Toutefois, ces puces restent confinées à l’écosystème Google, empêchant pour l’instant toute démocratisation comparable aux solutions Nvidia.
Qualcomm : cap sur l’inférence d’IA embarquée dans les appareils mobiles
De son côté, Qualcomm n’affronte pas Nvidia sur le même terrain : le groupe californien mise plutôt sur les puces IA dédiées aux smartphones et objets connectés. Avec ses processeurs Snapdragon intégrant des NPU (Neural Processing Unit), Qualcomm cible les usages IA embarqués en local, souvent à faible consommation énergétique.
Cette approche vise un segment stratégique : l’inférence en périphérie, un levier de performance pour les applications IA embarquées comme la traduction en temps réel, les assistants personnels ou le traitement d’image sur mobile. Dans ce créneau, Qualcomm détient une avance sur de nombreux concurrents, mais ne menace pas directement la position de Nvidia sur le cloud.
Les obstacles freinant une concurrence rapide à Nvidia
Des infrastructures cloud largement optimisées pour Nvidia
Un des freins majeurs à la montée en puissance d’alternatives réside dans l’infrastructure. L’essentiel des datacenters utilisés par les start-ups et grandes entreprises pour entraîner leurs modèles IA a été construit autour de l’écosystème Nvidia : GPU physiques, interconnexions NVLink, software stack CUDA, contrôle orchestration via Nvidia AI Enterprise, etc.
Changer de fournisseur induit des coûts élevés de migration, de maintenance et de formation. Les entreprises doivent aussi adapter leurs modèles ou bibliothèques pour être compatibles avec d’autres architectures matérielles, ralentissant la transition vers AMD ou d’autres puces comme les TPU.
L’effet réseau et l’adoption massive de CUDA
Le deuxième frein, souvent sous-estimé, est la domination totale de CUDA. Les développeurs IA dans le monde entier — des chercheurs universitaires aux ingénieurs R&D — ont investi des décennies-homme dans des codes optimisés pour cette architecture. Le coût de réécriture pour d’autres plateformes reste dissuasif malgré l’émergence d’API alternatives.
Même lorsqu’un GPU est techniquement équivalent ou supérieur, c’est l’écosystème logiciel qui conditionne sa performance perçue. Nvidia capitalise ainsi sur une communauté fidélisée et un effet réseau puissant qui décourage la transition.
Des signaux d’ouverture : vers une diversification prudente des acteurs IA
Les hyperscalers veulent rompre leur dépendance
Microsoft, Google, Amazon ou Meta ont tous émis publiquement leur souhait de diversifier leurs fournisseurs en processeurs IA. Cette volonté ne relève pas seulement du coût, mais aussi d’un enjeu stratégique : réduire la vulnérabilité vis-à-vis d’un acteur quasi monopolistique. À ce titre, les accords passés avec AMD ou la montée en puissance des TPU chez Google sont des signaux clairs, même s’ils restent minoritaires à ce jour.
L’émergence de puces open source et de startups spécialisées
En parallèle des géants établis, on observe également une poussée d’initiatives open source et de startups spécialisées telles que Cerebras, Graphcore ou Tenstorrent. Ces acteurs développent des architectures radicalement différentes, parfois conçues uniquement pour une tâche (entraînement de réseaux neuronaux, inférence rapide, etc.).
Pour l’instant, leur adoption reste marginale, mais ils montrent la faisabilité technique de modèles alternatifs au GPU dominant. À mesure que les exigences en efficacité énergétique et coût par flop augmentent, ces options pourraient devenir attractives, surtout pour des applications ciblées.
Impact sur l’innovation, les coûts et la souveraineté technologique
Vers une baisse progressive des coûts d’accès au calcul IA
Une diversification des fournisseurs d’accélérateurs IA permettrait une baisse structurelle des coûts, qui restent aujourd’hui extrêmement élevés du fait de la position dominante de Nvidia. En rendant le marché plus concurrentiel, AMD et autres pourraient stimuler l’innovation tout en rendant l’entraînement de modèles plus abordable, notamment pour les start-ups et structures publiques.
Enjeux géopolitiques et souveraineté numérique
La montée d’acteurs autres que Nvidia soulève aussi des enjeux géostratégiques. L’Europe, par exemple, dépend massivement des importations pour exercer sa stratégie IA. Des collaborations avec AMD ou la conception de TPU maison dans certains États pourraient être un levier de souveraineté numérique. La diversification des architectures IA devient ainsi un enjeu d’indépendance technologique à l’échelle des continents.
Optimisation énergétique et durabilité des infrastructures IA
La consommation d’énergie des modèles d’IA étant un sujet critique, l’arrivée de nouvelles puces plus spécialisées pourrait offrir des gains d’efficacité. Qualcomm illustre bien cela avec ses puces optimisées pour l’embarqué. À l’avenir, des critères comme les GPU au silicium photoniques ou les processeurs neuromorphiques pourraient transformer durablement l’impact environnemental de l’IA.
Perspectives à court et moyen terme pour les puces IA
2026-2027 : vers une coexistence de solutions matérielles différentes
S’il semble peu probable qu’un acteur dépasse Nvidia avant 2027 en nombre d’unités déployées, la redistribution partielle du marché est en cours. AMD consolide sa place dans les datacenters IA, Google maîtrise son propre stack matériel pour ses services cloud, et Qualcomm renforce sa position dans l’inférence mobile. Plus que la domination d’un nouveau géant, c’est une diversification par les usages qui se profile.
L’émergence de puces IA multiformes pour des besoins spécifiques
Formation de modèles massifs, inférence temps réel, edge computing dans l’automobile ou IA embarquée dans l’IoT : chaque cas d’usage impose des contraintes différentes. L’avenir de l’IA sera façonné par des puces sur mesure pour chaque domaine, et il est peu probable qu’un seul acteur puisse répondre à toutes ces exigences. Nvidia restera sans doute crucial, mais plus seul.
Face à un Nvidia encore archidominant, AMD, Google et Qualcomm avancent chacun à leur rythme pour prendre pied sur le terrain stratégique des puces d’intelligence artificielle. La transformation du secteur ne se fera pas du jour au lendemain, mais les premières fissures dans le monopole californien sont bien visibles. Cette dynamique, lente mais réelle, témoigne d’un tournant dans la structuration des infrastructures IA de demain, où la diversité technologique sera sans doute la clé d’une adoption plus équilibrée, efficace — et souveraine.









